Comment les joueurs et joueuses les mieux rémunérés gèrent leur argent, comment éviter les arnaques, comment sensibiliser un jeune qui s’apprête à devenir millionnaire ? Entretien avec Frédéric Schatzlé et Kevin Beesley, respectivement PDG et associé chez Élite Patrimoine, société de gestionnaire de patrimoine qui dans dans son portefeuille clients compte environ 70 sportifs professionnels, dont la quasi-totalité des joueurs français de NBA.

 

Propos recueillis par Yann Casseville, à Paris

 

Quelles sont les règles de base pour un sportif professionnel afin de gérer son patrimoine ?

Frédéric Schatzlé : Maîtriser son budget, s’assurer, payer ses impôts. Quand on maîtrise son budget, on maîtrise sa vie matérielle pour toujours, quelle que soit sa carrière. Celui qui va gagner 10 000 dépensera 3 000, celui qui gagnera 100 000 dépensera 30 000, etc. Si vous ne maitrisez pas votre budget dès le départ, ce n’est pas la peine de rencontrer un gestionnaire de patrimoine, on n’est pas magicien ! Quand on rencontre un joueur, on discerne s’il a une capacité à maîtriser. S’il l’a, on installe un certain nombre de principes de gestion, pour qu’à partir du moment où sa carrière se déploie, il puisse mettre de l’argent de côté. Un des principes est d’avoir un taux d’endettement maîtrisé. Quand on fait emprunter 100 à un client, il faut qu’il ait déjà 100 sur ses comptes. J’ai mis ça en place il y a longtemps, parce que j’avais vu des choses horribles. Des gens qui gagnaient 100 000 Francs par mois à 32 ans, l’année suivante le contrat était terminé et ils avaient encore 50 000 Francs par mois à rembourser à la banque, et encore 10 000 de loyer qui tombaient.

Vous travaillez en collaboration avec des avocats, des assureurs ?

Frédéric Schatzlé : On coordonne le tout. On a une équipe de onze personnes, dont quatre conseillers, un directeur financier, plusieurs assistants, un ingénieur patrimonial, un développeur foncier, une décoratrice pour nos immeubles… Et on travaille en interprofessionnalité avec des avocats, des experts-comptables, des notaires, des assureurs, et on est proche des principaux agents du basket français.

Kevin Beesley : Et dans chaque pays, on a un contact privilégié, un avocat fiscaliste. Quand on a un client qui signe dans un pays qu’on ne connaît pas, ou une région – par exemple, en Espagne Barcelone est différent de Valence –, on est capable d’avoir une simulation fiscale, les dates-clés auxquelles il faut faire les déclarations.

Frédéric Schatzlé :  C’est impossible de tout savoir. Sur 200 pays, il y a 200 fiscalités. En plus, un client est dans un pays un jour, dans un autre le lendemain. En Espagne, dans certaines provinces il y a l’impôt sur le patrimoine. On ne gère pas de la même façon quelqu’un qui est Madrid ou Barcelone. Mais on sait l’appréhender. Aujourd’hui, pour un joueur aux États-Unis, on a mis en place une application qui nous permet de dire combien il va être payé en net dans chacune des franchises. S’il signe en Floride ou en Californie, il y a 10% d’écart. Pour un contrat à 10 millions par an, c’est un million par an en plus ou en moins. C’est beaucoup ! Quand il y a plusieurs propositions, le côté sportif l’emportera toujours, d’une manière générale, mais ça, ce n’est pas notre rôle. Il faut qu’il prenne une décision éclairée.

Kevin Beesley : Il y a encore des situations qu’on découvre. Guerschon Yabusele s’est fait waived par Boston, donc il est toujours payé par Boston sur trois ans, en même temps il joue en Chine donc il est payé par la Chine, le championnat s’arrête, il rentre en France, il est payé par l’ASVEL, et il va avoir une prime équipe de France. C’est un cas mondial !

Frédéric Schatzlé : Le plus incroyable qu’on ait eu, c’est Mike Gelabale : cinq sources de revenus dans la même année, dans cinq pays différents ! Comment on fait pour les impôts ? C’est un casse-tête. C’est notre quotidien, notre plus-value.

Il y a plusieurs années, selon une étude de Sports Illustrated, 60% des joueurs NBA finissaient ruinés après leur carrière. Les athlètes, hier, étaient moins accompagnés qu’aujourd’hui ?

Frédéric Schatzlé : Ça ne dépend pas d’avant ou d’après. Il y a toujours eu des cigales, toujours eu des fourmis. Il y a des sportifs qu’on ne veut pas accompagner, parce qu’on sait que ce sont des gens – et c’est leur vie, ils font ce qu’ils veulent – qui dépensent. Ces anecdotes d’Américains qui se trimballent avec dix copains qui vivent à leurs crochets tout le temps, qui prennent dix billets d’avion, dix nuits d’hôtel, qui ont la carte bancaire du joueur, ce n’est pas pour nous !

Kevin Beesley : Ça existe toujours. Les joueurs NBA nous racontent des histoires sur des mecs qui ont 50 voitures ou autres. Eux aussi ont aussi un conseiller, c’est juste qu’à la fin du mois, il n’a rien à placer parce que tout est parti en fumée. Et puis il y a des mauvais conseillers. Antoine Walker a acheté 50 maisons dans un endroit pourri, les maisons qui valait des millions hier ne valent rien aujourd’hui. C’est une arnaque, et il y en aura toujours. Après, il y a quand même eu une évolution, les joueurs sont sensibilisés, le syndicat NBPA fait un gros travail. Malheureusement, les réseaux sociaux ont développé les dépenses superflues, qui font que certains dépensent plus aujourd’hui qu’avant.

Pour un jeune de 17 ans promis à la NBA, et donc aux millions de dollars, faut-il anticiper et le sensibiliser dès cet âge ?

Kevin Beesley : Le travail est clairement en amont. Passer, comme par exemple avec Frank (Ntilikina), d’environ 2 000 € à Strasbourg à plus d’un million à New York, c’est impossible à imaginer pour tout le monde ! Il faut d’abord le préparer sur ce qu’il va se passer, comment les gens vont évoluer autour de lui, et qu’il ait la valeur de l’argent. S’il a la valeur de l’argent à 2 000 € par mois, il s’en souviendra quand il aura 3 millions. C’est très important. Des joueurs ont du mal à avoir les valeurs, toutes les petites choses du quotidien que nous, on connaît. Récemment, un joueur NBA qui était invité au mariage d’un ami m’a demandé combien les «gens normaux» donnaient pour la liste de mariage. Il gagne des millions, il m’a dit : «Je ne sais pas combien il faut donner, je ne veux pas leur filer 200 000, je n’ai pas de référence». Donc si on peut commencer le plus tôt possible, c’est mieux, après on peut s’en servir : «Tu te rappelles quand il y avait ci, ça…» Et on les aide aussi quand ils aident leur famille : donner 15 000 € par mois à ces parents n’est pas forcément leur rendre service. Il y a un gros travail de pédagogie. Et avec des jeunes de 17 ans, il faut vulgariser.

Frédéric Schatzlé : À cet âge, on a un dialogue avec les parents. Et pour revenir à la question, ce n’est ni trop tôt, ni trop tard pour sensibiliser un joueur. C’est compliqué d’expliquer à un gamin de 18 ans qui gagne 2 000 € par mois ce que va être sa vie à 200 000 $  par mois, il ne peut pas se projeter, visualiser. Mais il faut quand même lui en parler. Et il faut être très présent dès que ça arrive. Parce que si ce n’est pas maîtrisé, ça peut vite partir.

Frank Ntilikina, ici sous le maillot de l’équipe de France pendant la Coupe du monde 2019.

Comment cela se passe pour un rookie au niveau financier ?

Frédéric Schatzlé : Tu es drafté en juin, tu signes ton contrat, il y a une avance payée de suite, autour de 5%. De quoi faire face aux premières dépenses. Parce qu’arriver aux États-Unis, c’est bonbon !

Kevin Beesley : C’est le joueur qui prend son logement, paye ses trois mois de garantie, ses frais d’agence, son leasing de voiture… Tout ça, c’est en juillet, quand il arrive, or il n’est pas payé avant novembre. La NBA, c’est particulier, parce que le joueur est dans le dur au début, mais au bout d’un an, c’est épuré, et ce sont des sommes assez conséquentes.

Frédéric Schatzlé : On a des partenariats avec une banque qui fait un découvert autorisé ou un prêt personnel pour les premiers mois, et qu’on rembourse. Le joueur commence à réellement percevoir de l’argent le 15 novembre, mais le 15 novembre, rien ne reste sur le compte car il y a des choses à rembourser. Au final, un joueur que l’on a rencontré à Poitiers, Strasbourg, Cholet, bien avant la draft, on commence à pouvoir faire des placements avec lui au deuxième trimestre de l’année qui suit la draft. Souvent, on l’a accompagné pendant deux, trois ans avant d’avoir un petit peu de sous placés.

Il faut faire comprendre aux joueurs NBA que la somme sur leur contrat ne correspond pas à ce qu’ils vont réellement gagner ?

Frédéric Schatzlé : Le joueur se dit : «J’ai signé pour 1,2 M$ la première année, ça fait 100 000 par mois». Mais d’abord, ça n’arrive que le 15 novembre, et il y a beaucoup moins. Entre le brut et le net, on est entre 45 et 50%. Et le dollar n’est pas l’euro. 1 M$ en NBA, c’est l’équivalent de 350 000 € en Euroleague. C’est là où se pose la question, financièrement, est-ce mieux d’être en Euroleague à un certain niveau ou en NBA avec, entre guillemets, un petit contrat ?

Kevin Beesley : Des joueurs nous ont déjà posé cette question. L’Europe, c’est net d’impôts, appartement, voiture, billets d’avion pour la famille, et il peut y avoir des primes, beaucoup de variables. En NBA, il n’y a rien.

Frédéric Schatzlé : On pense toujours au joueur NBA qui gagne plus de 10 millions. Là, c’est sûr, il n’y a plus de sujet, rien n’est comparable à ça. Mais avant d’en arriver là… Et la majorité n’y est pas.

Avez-vous vu des joueurs qui, initialement, étaient stables et appliquaient vos principes, mais ont déraillé quand les millions sont tombés ?

Frédéric Schatzlé : La réponse est oui, mais joker ! Et dans ce cas, on retire. Pour nous, c’est affreux, c’est une forme d’échec, mais on ne peut pas faire le bonheur des gens quand ils ne veulent pas.

Parmi les placements que vous proposez, vous êtes notamment dans le domaine de l’immobilier ?

Frédéric Schatzlé : On a de grands principes. Déjà, une diversification entre le financier et l’immobilier. Le financier est très rapidement disponible au cas où, l’immobilier ne l’est pas. Certains préfèrent l’un ou l’autre. On a aussi des principes d’allocations, c’est-à-dire une répartition entre placements sécurisés et dynamiques. Selon l’âge, les actifs du client, sa propension à vouloir prendre du risque… On les freine parfois sur certains sujets, parce qu’il faut être raisonnable. Et ce sont des jeunes gens. Un exemple tout bête : la bourse. Si elle fait -20% en 2018 et +20% en 2019, celui qui s’est placé en bourse le 1er janvier 2018 dira «la bourse, c’est de la merde», celui qui s’est placé en 2019 dira «la bourse, c’est exceptionnel». Là, depuis dix jours, les marchés ont perdu 12%. Je n’ai pas de problème avec ça, parce qu’on a des clients phasés, avec des investissements adaptés à leur niveau de risque, qu’ils ont validé. Ce sont les grands principes. Après, dans l’immobilier, on a des particularités. Comme tous les conseillers en gestion de patrimoine, on travaille avec des promoteurs, mais en plus, on produit nos propres opérations. On a monté une société foncière, Foncière Élite, qui a pour particularité de chercher des immeubles pour nos clients. Cela nous permet de faire du sur-mesure.

Les joueurs investissent en France ?

Kevin Beesley : Pas que, mais principalement. De manière générale, ils sont attachés à la France et ont envie d’investir en France.

Frédéric Schatzlé : Parmi les sportifs français évoluant à l’étranger, pour la quasi-totalité, ils reviennent en France après leur carrière. Leur envie est de revenir, donc avoir un patrimoine immobilier en France est légitime.

Si un joueur est sollicité par l’un de ses amis qui lance une société, et que d’un point de vue financier, l’investissement s’annonce hasardeux, voire mauvais, mais qu’il a réellement envie d’aider son ami, comment réagissez-vous, en tant que conseillers ?

Frédéric Schatzlé : On a ça tous les jours, ils ont toujours des sollicitations. On demande des éléments, business plan, descriptif, et on rend une synthèse, avec ce qui nous paraît être les points forts et les points faibles du dossier. Le principe est de ne perdre que l’argent que l’on peut perdre. Un joueur qui a 100 000 € en tout et va mettre 20 000, on va dire attention, c’est disproportionné. S’il a un patrimoine significatif et veut le faire, il le fait. C’est toujours le joueur qui décide.

Extrait du numéro 41 de Basket Le Mag (Mai 2020)