Il y a trente ans, en 1988, la Jugoplastika Split remportait le titre de champion de Yougoslavie. Jusqu’en 1991, elle signera un quadruplé dans la ligue, et surtout un triplé en Coupe d’Europe des Champions, l’Euroleague de l’époque. Avec Božidar Maljković, Toni Kukoč, Dino Radja… Depuis, nul n’a réédité l’exploit.

 

Par Yann Casseville 

 

L’histoire de la Jugoplastika Split commence… à Split.  C’est ici, dans cette ville de Croatie, au bord de la mer Adriatique, qu’est né Toni Kukoč, l’inoubliable «panthère rose». Ici aussi que Dino Radja a vu le jour. Et Žan Tabak. Et Goran Sobin. Et Velimir Perasović. Ils étaient les enfants de la ville et allaient l’amener sur le toit de l’Europe du basket. C’est avec la Jugoplastika qu’ils commencent leur carrière professionnelle, en 1985. Ils ont alors 15 ans (Tabak), 17 (Kukoč), 18 (Radja), 20 (Perasović) et 22 (Sobin).

À l’été 1986, arrive un nouvel entraîneur. Il est jeune (34 ans), inexpérimenté et sans grande référence. Il était jusqu’alors simple assistant à l’Étoile Rouge de Belgrade. Son nom : Božidar Maljković. Il mise à fond sur la carte jeune, recrutant Zoran Sretenović, 22 ans, peu utilisé… à l’Étoile Rouge. Il fait fi des critiques expliquant qu’un groupe de gamins doit être géré par un coach aguerri. Il impose sa main, de fer, interdit à ses joueurs de célébrer un panier durant le match, leur commande de rester concentrés de la première à la dernière seconde, et forme une véritable équipe, soudée, précise offensivement et éreintante à l’autre bout du terrain. «Le Cibona et le Partizan gagnaient en jouant des matches  en 100 points. On s’est dit : concentrons-nous sur la défense. Parce que tout le monde peut défendre, c’est une question de volonté», commente Toni Kukoč.

En 1987, Split termine troisième du championnat de Yougoslavie, sans doute le meilleur championnat alors en Europe, et est éliminée en quart de finale des playoffs. Durant l’intersaison, débarque Duško Ivanović, 30 ans, pour apporter une touche d’expérience au groupe. Surtout, les deux joyaux du club passent un palier. Kukoč et Radja, appelés pour la première fois en sélection sénior de Yougoslavie, décrochent le bronze à l’Euro en juin, et dans la foulée choquent la planète basket en remportant le Mondial U19 à Bormio. Ils dominent les États-Unis, de Larry Johnson et Gary Payton, à deux reprises : d’abord en poule (avec 37 points à 11/12 à trois-points de Kukoč !) et surtout en finale.

Pourtant, dans le championnat yougoslave, la Jugoplastika n’est toujours pas complètement prise au sérieux. «Ils disaient : c’est une équipe jeune, ils jouent bien, ils ont gagné un, deux trois, onze matches… Mais on verra quand ils joueront contre le Partizan et le Cibona», se souvient Kukoč. Et Split les bat, domine la saison régulière 1987-88 de la tête et des épaules (bilan de 21-1) avant de confirmer en remportant le titre de champion, synonyme de billet pour la Coupe des clubs champions (l’Euroleague de l’époque). Le plus glorieux chapitre débute.

 

Coup de tonnerre à Munich

Pour s’attaquer à l’Europe, Maljković recrute… un gamin de 20 ans, Luka Pavićević – qui sera coach de Roanne de 2011 à 2014. À la surprise générale, l’équipe atteint le carré final, à Munich. Au Final Four, les huit joueurs utilisés affichent moins de 23 ans de moyenne d’âge : Kukoč et Pavićević (20 ans), Radja (21), Sobin (25) et Ivanović (31) dans le cinq majeur, plus Tabak (18), Perasović et Sretenović (24) en rotations. Cinq d’entre eux sont des natifs de Split.

Au milieu de Barcelone (Epi, Audie Norris), du Maccabi Tel-Aviv (Doron Jamchy, Ken Barlow) et de l’Aris Salonique (Níkos Gális), la Jugoplastika fait figure de tout petit poucet. «Toutes ces grandes équipes, c’était trop pour une équipe qui, soyons honnête, venait de sortir de la maternelle. Aller à Munich était plus fort que ce que quiconque avait imaginé. Tout le monde croyait que c’était la fin de l’aventure. Je me souviens avoir entendu : ne nous faites pas honte, ne perdez pas de vingt points», s’amuse Radja. «Les organisateurs du Final Four nous ont reçus de façon très modeste, nous ont mis dans un petit hôtel, et dans le calendrier de toutes les activités, on était toujours quatrième. Dans le bus, j’ai dit aux gars : ils ont déjà prévu qu’on serait dernier, allons gâcher leurs célébrations», raconte Maljković. En demi-finale, Barcelone est battue (87-77), avec 24 points de Kukoč. En finale, c’est le Maccabi (75-69), avec un immense Radja (20 points et 10 rebonds), MVP du Final Four. La Jugoplastika, c’est du sérieux. Et ces gamins, des champions.

La saison suivante, renforcé par Petar Naumoski (21 ans) et Zoran Savić (22 ans), Split retrouve le Final Four. À Saragosse, où Barcelone est l’immense favori. La Jugoplastika se débarrasse de Limoges (101-83, malgré les 21 points de Stéphane Ostrowski) pour retrouver le géant catalan en finale. Avec 20 points de Kukoč, MVP du Final Four en sortant du banc, la Jugoplastika s’impose 72-67 et gâche une nouvelle fois la soirée imaginée par les organisateurs de l’événement. «Nous avons démontré que nous étions peut-être la meilleure équipe européenne de l’histoire», estime Ivanović, eu égard à la qualité de l’effectif barcelonais cette saison-là.

Toni Kukoč face à Juan Antonio San Epifanio, lors du Final Four de l’Euroleague en 1991.

Des tueurs

Split, c’était le talent de Kukoč, un joueur unique, grand, rapide, adroit, et de Radja, un pivot mobile et technique. C’était du caractère, c’était de l’intelligence basket. Perasović, Ivanović, Pavićević sont devenus coaches à l’issue de leur carrière de joueurs. Et ils étaient des winnners. Des tueurs. «Barcelone avait une grande équipe, mais je savais que nous ne pouvions pas perdre. On avait un plan, rien ne pouvait nous en écarter. Rien ni personne», dit Kukoč au sujet du Final Four 1990. «On avait une telle exécution en attaque que quand on avait dix points d’avance, c’était fini», sourit Tabak. Sretenović va plus loin : «Quand la Jugoplastika menait de six points, le match était fini.»

Les matches à enjeu étaient pour eux, toujours pour eux. Durant leur triplé en coupe d’Europe, les hommes de Maljković n’ont jamais terminé en tête de leur groupe, et souvent ont perdu en poule face aux favoris annoncés. Mais pas au Final Four. «On avait du respect pour les autres, mais on n’avait pas peur. Pas peur du tout. Nos jambes n’étaient jamais fatiguées. Boja savait très bien nous motiver et nous savions à quoi nous attendre. Nous savions que nous pouvions tout gagner si on y croyait. Et on l’a fait», savoure Radja. «Atteindre le Final Four est plus dur que le gagner. Les coaches ont une influence relative sur ces matches. Ce sont les joueurs qui font les Final Four. Ce que tu as fait avant n’a plus d’importance. D’un point de vue tactique, il n’y a pas grand-chose à apprendre de l’adversaire, tout le monde sait tout sur tout le monde. Par contre, l’aspect émotionnel est clairement différent», compare Savić. «J’aime ces matches avec une forte pression. Sans pression, tu joues sur ton playground avec tes amis. Ceux qui n’aiment pas la pression finissent leur saison en avril.»  Les gars de la Jugoplastika, eux, poussaient toujours le plaisir jusqu’à l’été. D’ailleurs, après chaque titre européen, l’équipe a su se remobiliser pour gagner ensuite le championnat de Yougoslavie. Maljković rappelait à ses hommes que le sacre continental ne voulait rien dire sans titre national. Un discours qui fonctionnerait encore, en 1993, du côté de Limoges…

 

La guerre, l’éclatement

Le troisième et dernier titre en coupe d’Europe a fini d’entrer Split dans la légende. À l’été 1990, la Jugoplastika devenue Pop 84, pour un changement de sponsor, voit partir Maljković à Barcelone, Radja à Rome, Ivanović à Gérone, Sobin à l’Aris. Quatre énormes pertes. Pourtant Split, entraîné par Željko Pavličević, retrouve le Final Four, à Paris. «C’est la saison où on a joué le plus beau basket», estime Tabak. «On avait conservé la justesse d’exécution mais Pavličević nous permettait de jouer de façon plus libérée.»

En demi-finale, Pesaro est écartée (93-87 avec 25 points de Savić). Place à l’ultime affrontement : Barcelone-Split, acte 3, après la demi-finale de 1989 et la finale de 1990. Avec Maljković cette fois sur le banc catalan. L’histoire se répète. Split gagne encore (70-65), conserve son bien, et Kukoč son trophée de MVP – il dira que Savić, 25 puis 27 points lors de ce week-end parisien, aurait dû l’avoir. Trois titres de champion d’Europe consécutifs : un exploit réussi uniquement par Riga lors des trois saisons inaugurales de la coupe d’Europe (de 1958 à 1960), et que personne n’a réédité depuis Split.

«On avait gagné trois titres, on était les meilleurs, personne ne pensait à demain», commente Tabak. Pourtant, 1991 marque la fin d’une dynastie, et même celle d’une ère mondiale. Les conflits armés commencent, la fédération de Yougoslavie éclate, voit la Croatie et la Slovénie proclamer leur indépendance à la fin juin. Les équipes des deux pays sont remplacées dans le championnat de Yougoslavie par des formations de division 2. Sur la scène européenne, en raison de la guerre, le Partizan Belgrade se délocalise et joue ses matches de coupe d’Europe «à domicile» à Fuenlabrada, le Cibona Zagreb à Puerto Real, et pour Split, sous le nom de Slobodna Dalmacija, c’est direction La Corogne. L’équipe, qui a perdu Kukoč, parti à Trévise, ne passe pas le premier tour. Ironie de l’histoire, c’est le Partizan Belgrade qui s’empare de la couronne, marquant le premier sacre du maître Željko Obradović.

Aujourd’hui, le club existe toujours, sous le nom de KK Split. Il est cinquième de la ligue croate et espère retrouver l’ivresse de la victoire. Son président est Dino Radja. Un géant de la Jugoplastika, un illustre nom du basket européen des années 1980 et 1990. Et, à jamais, un enfant de Split.

 

*Les citations sont extraites du site de l’Euroleague et d’un documentaire de la chaîne croate HRT, «The Yellow Odyssey» (disponible sur YouTube en version originale avec sous-titrage en anglais), consacré à l’histoire du club de Split.

Extrait du numéro 17 de Basket Le Mag (Mai 2018)